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lundi, 14 août 2006

quarante-trois (les lignes blanches)

Tiens, comme c’est étrange ! je n’ai pas respecté les plans que je m’étais fixés pour les vacances. Sans blague. Ne me parlez pas de projets, de programmes, de prévisions, ne me donnez pas d’horaires, ne comptez pas sur moi à vos rendez-vous : je ne suis qu’un vieux papier gras voguant au gré du vent, sans attache et sans but ; je m’élève en tourbillons passionnés à la moindre brise avant de retomber doucement sur le sol, à peine le souffle passé. A se demander si c’est bien moi qui gouverne là-dedans. Bon, je ne suis pas seul fautif. Si je suis rentré prématurément – pour repartir sans doute dans la semaine -, c’est parce que j’ai des affaires d’ordre professionnel à régler. Oui Madame. On me parle travail, une sorte d’appel d’offre : va falloir que je me vende. J’ai donc des courriers à écrire ; au lieu de cela, je m’occupe de mon journal. Chacun ses priorités.

De ma semaine en provinces, on ne saura rien, à part qu’elle fut éprouvante et riche d’événements - notamment sexuels. Ce que je voulais évoquer de mon voyage, ce sont les trajets : ils sont, souvent plus encore que la destination et le temps que l’on y passe, ce que j’apprécie dans les vacances. Et notamment, les trajets en voiture. Parce que les trains, c’est ma sainte horreur, trop cher, trop con, trop mal, et puis l’avion, j’avoue n’avoir jamais été rassuré. Ca me paraît pas naturel pour l’homme de voler. Bien sûr, c’est idiot, on me rétorquera qu’il faut savoir vivre avec sont temps ; et je m’y efforce chaque jour, mais pour ce qui est de tutoyer les nuages, je laisse ça, dans la mesure du possible, aux mouettes et aux poètes.

Cela dit, l’automobile, rien de moins naturel non plus. Faut même avoir une confiance aveugle en l’humanité, savoir entièrement s’abandonner dans les mains maladroites du progrès, pour se risquer sur les routes de nos jours. Ce ne sont d’ailleurs pas tant les usagers, contrairement à ce qu’on voudrait nous faire croire, qui font de l’asphalte les autoroutes de l’enfer, mais bien sa structure même, ces grandes lignes droites faites pour l’accélération, ces virages de malade, ces ponts où s’écrabouiller, ces prétendues barrières de sécurité. Ces stations services où on débarque à cent kilomètres heure. Et puis les voitures, c’est pas la peine. On nous bassine avec la sécurité des derniers modèles, le freinage assisté, les airbags au volant, à la place du mort, sur les côtés, au-dessus de tête, bientôt sous les pieds, bientôt ça flottera, vous verrez… Mais on oublie qu’une voiture, ça s’envole surtout, au moindre coup de vent - faut dire aussi que ça en fait, du vent -, ça part en aquaplaning dès qu’il pleut trois gouttes, ça glisse, ça dérape, ça fait encore mille et mille acrobaties, et pas toujours volontairement.

L’autre jour, j’ai été amené à conduire de nuit sur plus de sept cent kilomètres, dont près de la moitié tout seul. Alors déjà, une voiture on ne s’y habitue pas comme ça, en changeant trois fois de vitesse, il faut du temps, il faut rouler, et pas seulement sur autoroute, pour apprendre à la connaître, à se familiariser, à s’apprivoiser l’un l’autre. D’autant qu’il ne s’agit pas simplement de s’en faire une copine, il faut la maîtriser, la dominer, il faut lui faire comprendre qui c’est le chef, qui c’est qui commande. Et c’est pas de la tarte. Là par exemple j’ai bien mis dix kilomètres (eh oui, en voiture, on exprime souvent le temps en kilomètres, et inversement) à faire fonctionner correctement les essuie-glaces, et trente à trouver comment marchaient les pleins phares. Très vite, j’ai commencé à avoir des crampes dans le cou, parce que je ne trouvais pas la bonne position, ou peut-être étais-je trop tendu ? Parce que, et c’est le deuxième point, je pense que ma vue a baissé depuis ma dernière visite chez l’ophtalmo (10 à chaque œil… mais j’avais douze ans). Non pas qu’aujourd’hui j’aie besoin de culs de bouteille, mais, comment dire, je vois mal de loin. Et sur la route, justement, il faut voir loin. Alors quand on rajoute la nuit en plus, et la pluie, et que personne ne pense à éclairer les voies, toutes les lumières se confondent, on ne distingue plus les distances ; ne restent plus que les dix mètres de ligne blanche visibles devant soi sur l’asphalte, avalés en une seconde furieuse, et après, et derrière, c’est le noir le plus total, c’est se précipiter vers l’inconnu, à l’encontre des obstacles, des virages, c’est foncer cheveux au vent vers son caveau.

Un moment – j’étais sur une sorte de nationale, une seule voie de chaque côté, aucun éclairage, et la pluie par-dessus tout – j’ai vraiment cru que j’allais mourir. Une sensation intense qui prend aux tripes, serre le cœur, coupe la respiration et pendant trois minutes encore après. Je pensais justement à la ligne blanche, celle qu’on suit des yeux parce qu’on n’a plus qu’elle pour repère, aucun véhicule ni devant ni derrière, ou seulement de temps en temps qui filait en sens inverse ; c’était l’obscurité complète en dehors de ce fil d’Ariane. Je m’y fiais aveuglément, lui seul me disant ma direction, quand tourner le volant, à quel moment ralentir ; et je me suis dit que si jamais on me l’enlevait, si jamais cette ligne disparaissait sur un coup de tête malicieux, là, sous mes yeux, je ne pourrais plus me rattacher à rien, et n’aurais plus qu’à filer tout droit en attendant le choc final. Et la ligne blanche, sous mes yeux, a disparu. Pendant trois secondes, peut-être, le temps que je me rende compte de ma frayeur, c’était comme si je filais à plein régime, les paupières closes. Rien, du noir tout autour, aucune lumière si ce n’était celle de mes cadrans, indiquant la vitesse folle à la quelle j’allais me tuer. Coup de frein, analyse de la situation, soulagement. J’étais arrivé au sommet d’une côte, une petite colline, un simple mamelon, le silence au loin et la nuit alentour et le temps d’aborder la descente, la ligne est réapparue. Je me souviens très bien de mon moniteur d’auto-école, un rebeu un peu épais, un des meilleurs profs que j’ai eus de ma vie entière, toutes études comprises ; il m’avait appris qu’il fallait ralentir en haut des côtes, pour la simple raison qu’on ne voit pas ce qui se passe derrière. J’ai oublié ton nom, mais je me rappellerai ton enseignement, il m’aurait évité un bon coup de sang… J’ai fini par arriver à destination, les nerfs tendus, le torticolis fumant, et j’ai depuis retrouvé le métro parisien avec une joie plus intense encore qu’à l’accoutumée.

vendredi, 11 août 2006

quarante-deux (polaroïd #10)

Edit, 18 mois plus tard : Désolé, la censure a encore frappé ! Le polaroïd #10 rejoint d'autres horizons. Souhaitons lui bon vent !

mardi, 01 août 2006

quarante-et-un (où mènent toutes les routes)

De retour d’un rapide week end passé à la verte, entre soleil et nuages. Dire que cela ne m’a pas changé les idées serait mentir, mais je ne peux cependant me défaire d’une certaine désagréable impression, commune à chaque retour de vacances ou de virée, d’avoir bêtement tourné en rond sur les routes. D’avoir semé l’argent aux quatre vents, sans espoir de récolte. De m’être amusé, certes, mais pas plus qu’à Paris : à peine différemment. J’ai le sentiment d’être revenu au point de départ, les bagages aussi légers qu’à l’aller ; et à vrai dire, d’avoir quelque peu perdu mon temps... On se cherche un nouvel air, des expériences, des souvenirs, on attend des émerveillements, des apprentissages ou des rencontres ; on aimerait simplement rentrer un peu changé, amélioré. Et le dimanche soir, on reprend sa vie là où on l’avait laissée, on lui dit bonjour en ouvrant la porte de chez soi, une petite caresse sous le menton et on se remet à la nourrir comme on remplit la gamelle à son chat affamé.

Quel désert que ce Paris des mois d’été ! Sans vouloir faire le rabat-joie, je trouve cette période de vacances, dès la fin de juin et jusqu’aux premiers jours de septembre, complètement désolante. Mais plus encore, curieusement dérangeante : le fait que pendant toute une saison le pays entier, des commerçants aux entreprises, en passant par les élèves, les étudiants et leurs professeurs, le gouvernement, la télévision et même l’ensemble des médias, s’évanouisse dans une torpeur fainéante, me laisse au mieux songeur, au pire, quelque peu critique. C’est le calendrier lui-même qui semble faire une pause, le temps qui paraît s’arrêter sous les ardeurs du soleil ; mais détrompez-vous, le monde continue de tourner, et pas toujours très rond.

Et puis, les vacances sont aujourd’hui devenues (enfin, peut-être l’ont-elles toujours été, je ne sais pas) une sorte de convention sociale, de règle entendue, d’étiquette à laquelle il ne faut surtout pas déroger. Ne pas en prendre, c’est inévitablement passer pour un type bizarre, ou alors pauvre, ce qui est la même chose. Pourtant les congés, c’est un concept ultra-ciblé : on vise les travailleurs, d’une part, et les groupes, familles, couples, amis, d’autre part. Car que signifie prendre du repos quand on ne travaille qu’un jour sur deux, comme c’est mon cas, quand on est généralement libre de ne pas se lever le matin, et qu’on gère son temps comme on le désire ? Où est l’attrait de s’envoler loin d’une supposée routine avec une fille qu’on n’aime en fait que la nuit, sous sa couette ? Quant à partir en vacances avec des amis… Pour ma part, ce ne serait qu’opérer une translation bien inutile à nos excès parisiens, et aller faire à cinq cents ou mille kilomètres, et peut-être même en pire, ce que l’on fait déjà ici.

Il y a trois ans, j’avais pris le parti de m’organiser seul un grand tour de l’Irlande, avec voiture de location, réservations de chambres et circuit touristique programmés à l’avance, en laissant juste une touche d’improvisation : celle, sans doute, qui m’a fait oublier tous mes croquis dans un taxi, le dernier jour. A part ce petit incident, et le fait que j’ai ressenti du début jusqu’à la fin de mon séjour un lourd et cruel sentiment de solitude, j’ai passé près de deux semaines assez agréables, à faire ce que je voulais, quand je le voulais, à changer mes plans si le cœur m’en disait, et à boire des pintes avec des Irlandais ma foi forts festifs et accueillants. Du coup, cette année, je crois que je vais remettre le couvert, et aller voir ailleurs si j’y suis. Un programme du tonnerre. Constance est dans le Sud, chez des amis ; elle m’appelle de temps en temps et m’a même envoyé une carte postale, mais de l’ensemble, j’ai compris qu’on ne se verrait sans doute pas de l’été. Tant mieux, je nous trouvais de toute façon beaucoup trop proches : par exemple, je le confesse, le coup des clés m’a benoîtement fait flipper. Mes amis partent généralement en couple, mais l’un deux me propose de passer quelques jours dans leur maison de la côte basque (enfin, celle des parents) et je vais certainement accepter. En rentrant, détour par Nantes pour une visite éclair à ma délicieuse famille, et surtout à ma sœur. La charmante personne me prête sa voiture, et dès le 15 ou 16 août, je m’envole sur l’autoroute vers une destination inconnue, certainement après avoir franchi une frontière. Laquelle ? Seul l’avenir nous le dira - ainsi que les photos, notes et croquis, que j’ai bien l’intention de réaliser pour proposer à mon retour un compte-rendu personnel de mon périple.

Ah ! c’est beau de faire des plans sur la comète. Je doute que tous ces grands projets se réalisent comme je les ai décrits ; ce qu’il y a de sûr en revanche, c’est que pour le moment et jusqu’à vendredi au moins, je suis là, et bien là.

jeudi, 27 juillet 2006

quarante (écrans nacrés)

Constance, en son absence ingrate, m’a confié un jeu de clés de son studio, au cas où j’aurais le temps de m’occuper de ses plantes. C’est vrai que j’ai la main verte, moi : tout ce que je touche se transforme sur-le-champ en or végétal. Tu parles, ses jolis petits arbres ont déjà plus d’une racine dans la tombe, du fait, sans doute, de la fournaise ambiante - et peut-être aussi parce que je n’ai rien écouté des recommandations. Alors, peut-être est-ce un geste qu’il faut interpréter ? Un prétexte qu’elle aurait choisi pour s’ouvrir, pour s’offrir un peu plus ? Je ne crois pas non plus, ma belle n’est pas coutumière de ce genre de manigance. Ce qui m’ennuie, c’est que je ne sais pas ce qui la contrariera le plus : que je lui rende ses clés, ou que je les garde.

En tout cas, cet événement m’ouvre les portes d’un monde par trop éloigné de moi : la télévision. Moi qui ne l’ai plus depuis un an et demi, je la redécouvre à travers le petit poste de Constance avec un curieux sentiment de plaisir mêlé d’angoisse, d’incrédulité et parfois de culpabilité. Et en quelques heures passées devant ses programmes, j’ai compris à quel point elle avait le pouvoir d’agir sur mes humeurs, en démultipliant mes sensations plus encore que l’alcool ou la drogue ne l’ont jamais fait. Par exemple, dans de bonnes dispositions, la télé me fait rire à gorge déployée. Je suis assez bon public dans l’ensemble, mais quand on me colle devant un jeu aussi débile que Le Maillon faible, pour ne citer que lui, c’est à n'y plus tenir. Voir ces crétins se ridiculiser en public me procure une joie sans pareille, au point que je souhaite toujours la victoire au plus con d’entre tous. Il faut les entendre répondre leurs âneries avec l’assurance de l’ignare. Il faut se pincer pour croire aux réparties minables qu’ils se crachent à la figure. C’est carrément jouissif, d’autant que la méchanceté et le cynisme du principe même de l’émission – principe pas idiot, entre nous, qui reflète assez bien l’état de la société actuelle – ne pouvait que m’attirer. J’ai vu également L’Ile de la tentation, du même tonneau, mais plus masturbatoire : du Diogène à l’état pur. Regardez ! regardez tous comment je me branle devant vous ! Hop ! hop ! hop !

Un autre jour, je suis tombé sur Julien Courbet et son programme de redresseur de tort. J’étais encore enclin au rire et pourtant, je suis resté littéralement collé au siège, bouche bée. C’est parti pour le voyage intersidéral vers la lie de la société, le résidu boueux, bouseux, gueulard en plus, de la plus infâme populace, la fange de l’humanité. Entendez-la hurler sur le plateau, cette harpie dégénérée, menaçant du poing un interlocuteur au téléphone, invisible, dont l’ensemble de l’équipe du JC avait entrepris de faire le procès ! Ecoutez-la vomir ses vingt mots de vocabulaire sur un suspect déjà coupable aux yeux de tous, qui attend son exécution sur la place publique ! Regardez-la cette folle en furie, confortée dans ses propos abscons par un juge à lunettes corrompu jusqu’à la moelle, et ses assesseurs au regard ferme et sévère, au discours unilatéral ! Un moment de violence pure, un déchaînement d’hystérie, un assassinat en direct de la sagesse, de l’intelligence et du bon goût. Ah oui, la petite lucarne offre encore bien des surprises, des moments d’émotions intenses telles qu’il y a longtemps que je n’en avais pas connues.

Evitons d’évoquer le journal télévisé, que je confonds encore avec les bandes-annonces, et passons directement à ce reportage que j’ai vu ce soir, dans Ca se discute, sur le bonheur d’une famille nombreuse qui vivait sa foi au quotidien, chantant les louanges de leur dieu à la moindre occasion, sortant les flûtes et les guitares dans un orchestre improvisé où chaque membre tenait à merveille le rôle que la hiérarchie lui avait confié. On se met à table ? une petite prière en musique. On rentre de l’école ? chacun se rue sur son instrument. On va se coucher ? ne pas oublier de remercier l’idole pour cette formidable journée qu’on a passée tous ensemble, sourire aux lèvres et foi dans les cœurs, loin des misères de ce monde. Le tout filmé sans la moindre distance, sans recul aucun, avec pour unique objectif de faire partager à un téléspectateur conquis la joie et le bonheur de cette grande famille. Alors loin de moi l’idée de critiquer ici une quelconque religion (quoiqu’il y aurait à en dire), d’attaquer une certaine forme d’éducation (dont je connais et redoute pourtant les effets pervers, délétères, dévastateurs) ou de cibler les travers de tel ou tel mode de vie ; ce n’est pas mon propos aujourd’hui. C’est juste dire à quel point ces déclarations de bonheur sans concession, sans merci, ces rires, ces joies, ces envies d’être ensemble, c’est simplement dire que ces effusions d’amour débordant me flanquent toujours une chair de poule aussi soudaine qu’inexpliquée, provoquent une sensation de souffle hivernal au creux de mon dos, qui remonte le long de la colonne, hérissant mes poils au passage et jusqu’à mes cheveux ; c’est un goût de larmes dans les yeux, c’est la tension dans les membres, sur les joues, et finalement toujours le même désir de sortir son revolver et de repeindre une fois pour toutes les murs derrière soi.

Quand j’ai éteint le poste, j’en étais tout retourné. Merci le service publique, merci la télévision de me procurer de pareilles sensations, bien plus vives qu’au cinéma, certes à mille lieues des passions de cette peinture que j’adore plus que tout, et ô combien différentes des émotions musicales ou littéraires ; mais si puissantes, si profondes, si radicales. A tel point que je ne pourrais pas les supporter très longtemps, et que je me demande comment font les gens qui regardent la télé tous les jours…

dimanche, 23 juillet 2006

trente-neuf (mijn platte land)

Quand on est un sous-homme comme moi, on adapte son rythme de vie, de manière presque inconsciente, aux différents événements naturels. Là, par exemple, la chaleur dégénérée me contraint à changer complètement mes habitudes de sommeil – si tant est que j’aie des habitudes de sommeil. Généralement couché et levé tard, je me retrouve à sectionner mon temps de repos en deux, voire trois phases qui se sont d’elles-mêmes imposées, et que je respecte avec une régularité d’horloge bien involontaire. Profitant de la fraîcheur toute relative de la nuit, mon organisme ne se relâche que vers quatre ou cinq heures du matin, avant de se réveiller de nouveau vers neuf heures. Activités réduites au minimum (c’est-à-dire aux besoins vitaux : laver – manger – boire - épancher) jusqu’en début d’après-midi, puis longue sieste (deux, trois heures). Nouvelle période d’activités (cette fois réduites à néant : molle lecture d’un vieil Astérix connu par cœur, pics de sudation aussi intense que soudaine, bribes de conversations téléphoniques, etc.). Et souvent, nouvelle sieste avant d’oser enfin mettre un nez dehors, mais pas avant vingt-deux heures, et à une distance géographique réduite à mille pas ou deux stations de métro autour de chez moi.

On comprendra aisément qu’en ces circonstances, mon journal ne s’épaississe pas vraiment de folles aventures ni de réflexions lumineuses sur la vie et la condition humaine. Constance est partie en vacances depuis dix jours, dans le Sud-Ouest, m’infligeant une douloureuse abstinence. Je me refuse à toute forme de travail ou étude de projet (j’en ai pourtant un important sur le feu, dont il faudrait que je m’occupe avant qu’il ne me passe sous le nez). Aucune sortie un tant soit peu culturelle depuis un mois au moins. Peu de fêtes, pas de week end en province après l’histoire des renardes, et à peine un verre de temps en temps avec des amis. Rien de très passionnant. Dans ces cas-là, n’est-ce pas, mieux vaut s’abstenir. On ne ferait que s’ennuyer.

J’en étais là dans ces réflexions profondes et essentielles, assis sur ma pauvre chaise, et dans un état quasi-hypnotique face aux mots croisés du Monde2, quand retentit subitement la sonnerie de ma porte. C’était bien ma veine. Qui pouvait bien me déranger maintenant, alors que je n’étais vêtu que d’un vieux pantalon trop large, pas coiffé, pas rasé depuis des jours, c'était la question. Après avoir passé le premier tee-shirt, j’ouvre prudemment et me retrouve nez à nez avec ma voisine du dessous, l’ancienne expat du Danemark, celle de Karen, en fait. Décidément je ne croise qu’elle dans cet immeuble. Elle s’appelle Marieke, je le sais parce qu’un jour j’ai trouvé une lettre pour elle dans ma boîte. C’est un prénom flamand, ça. Serait-elle Belge ? En tout cas, malgré sa petite quarantaine, elle a son charme de fine brunette, au visage intéressant par sa simplicité, son évidence. Bon, c’est ma voisine, elle est mariée, elle a deux enfants, alors ces considérations esthétiques n’ont pour but que de mieux visualiser le personnage.
— Bonjour Monsieur, me sort-elle avec une voix toute étranglée par la panique, pardon de vous déranger mais ma serrure est bloquée, je n’arrive pas à rentrer chez moi et… euh… mon mari est en vacances avec les enfants… »
Elle était là avec tous ses paquets du Franprix, son sac à main et sa larme à l’œil, alors je lui ai proposé de rentrer et de boire un verre, ce qu’elle a accepté immédiatement. Je la regardais avec inquiétude découvrir le taudis dans lequel je vis en ce moment, les bouteilles de bière, la vaisselle débordant de l’évier, les journaux dans tous les sens, c’était l’horreur. Bon, elle vide son verre d’eau et m’explique que ce n’est pas la première fois que sa porte se coince ; d’habitude on arrive à en venir à bout mais cette fois ce n’est vraiment pas possible. « Vous n’auriez pas le numéro d’un serrurier ? » Ben voyons, bien sûr. En plus elle y tenait à son serrurier, j’avais beau lui proposer d’essayer sa clé, elle n’avait pas d’autre idée. L’événement lui embrouillait complètement l’esprit… Je finis donc par lui trouver son numéro, lui explique comment marche son portable (si, si), et la laisse un peu à l’écart passer son coup de fil. Ca tombait bien, je rentrais justement dans une nouvelle phase de transpiration.
— Et bien merci, me dit-elle en raccrochant, il arrive d’ici une demi-heure. Pfff, ça va me coûter 70 euros… » Et la voilà qui, résignée, dépitée, s’apprête à repartir avec tout son barda de sacs.
— Mais vous n’allez quand même pas attendre, comme ça, toute seule... Pourquoi ne voulez-vous pas me passer votre clé ? » lui dis-je en découvrant au fil des mots l’ambiguïté de mes propos, le sourire en coin. Et résolument je me saisis de son trousseau, descends l’étage avec elle, et lui trouve en moins d’une minute, en forçant juste ce qu'il fallait, la combinaison de son intimité. La porte s’ouvre sur un bel appartement très sobre et ordonné.

Là, elle a lâché un grand soupir et s’est mise à respirer à nouveau. J’ai eu droit au plus sincère merci de toute mon existence, c’en était vraiment charmant ; presque, émouvant. Et comme en plus je suis allé lui chercher ses courses qu’elle avait laissées là-haut, elle m'a offert, à son tour, un verre chez elle. Le temps de rappeler le serrurier, qui n’a pas fait d’histoires, et la voilà qui nous sert à chacun une bonne bière bien fraîche en me proposant de m’asseoir. Elle était vraiment sympa, un peu jolie, un peu bourgeoise aussi mais c’est ainsi, il en faut, et peut-être aussi était-ce cela qui charmait mon œil. Bon, ça n’a pas duré très longtemps, mais elle a quand même eu le temps de me dire, non sans une ironie que je ne lui aurais pas soupçonnée, que j’avais vraiment un appartement de célibataire. Et de pouffer de rire… Je lui ai expliqué vite fait pour Constance, c’est plus moi chez elle qu’elle chez moi ; et puisqu’on en était à se poser des questions indiscrètes, je lui ai dit que je connaissais son prénom et lui demandai si elle était Flamande. « Ma mère était d’Anvers, enchaînai-je sans attendre la réponse, enfin à moitié seulement, par son père ; ma grand-mère, elle, est Berrichonne. » Mais elle n’était pas Flamande la Marieke. Pas même Belge. C’était juste par rapport à la chanson de Brel, ah, Marieke Marieke, ses parents adoraient. J’avais pas l’air con moi à déballer toute ma généalogie pour ça. Enfin.

Nous nous sommes quittés peu après. J’ai conservé pendant une dizaine de minutes un curieux sentiment de satisfaction, voire de fierté, avant de dégonfler comme il se devait. Et puis je me suis dit que je n’avais qu’à raconter cette histoire : elle m’a occupé, diverti, et rend bien compte, me semble-t-il, de la vacuité, en ce moment, de mon existence.

Zonder liefde warme liefde
Waait de wind de stomme wind
Zonder liefde warme liefde
Weent de zee de grijze zee
Zonder liefde warme liefde
Lijdt het licht het donk're licht
En schuurt het zand over mijn land
Mijn platte land mijn Vlaanderland

mercredi, 19 juillet 2006

trente-huit (990000-2)

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lundi, 17 juillet 2006

trente-sept (sans moi)

Les colonies de vacances, les scouts, les sports collectifs, toutes ces conneries d’activités en équipe, et même l’école, dans une moindre mesure, ça n’a jamais été mon truc. Alors l’armée, vous imaginez. Douze mois à faire des lits au carré et à récurer des chiottes sous les ordres d’un type trois fois plus bête que moi encore, habillé comme un guignol et chantant la Marseillaise tous les matins à cinq heures au son du clairon, merci bien. Je sais de quoi je parle : j’avais un grand-père militaire de carrière, au Génie me semble-t-il, c’est un des plus grands cons que j’ai connus. Injustement sévère, borné, directif, bourré de principes, il avait été aide de camp de de Gaulle ou quelque chose de ce genre et les photos de lui avec le général trônaient fièrement dans chaque pièce de son illustre demeure, comme les médailles qu’il n’avait pas eues. D’ailleurs avait-il jamais fait la guerre ? Ca m’étonnerait, la guerre, ça sonne un homme, ça vous l’assomme, ça le désarme.

La question de savoir comment éviter le service militaire s’est donc posée pour moi dès l’âge de cinq ans - dès que j’ai appris son existence, à vrai dire. Je m’étonne d’ailleurs chaque jour du fait que j’aie si peu changé depuis l’enfance… Heureusement pour moi, l’heure venue, il fut assez facile de se faire exempter. Je crois que je ne connais personne de ma génération qui ait fait son service militaire, soit qu’il fût encore à suivre de pseudos études, soit qu’il ait évoqué d’obscures raisons de santé. Même la P4 il paraît que ce n’était pas dur à obtenir, sans avoir besoin de jouer le zinzin ni rien. Mais bon, il paraît aussi qu’il vous suit toute la vie le tampon P4, jusqu’à l’entretien d’embauche et même la demande de location ; c’est peut-être une rumeur mais rien que dans l’idée c’est un peu angoissant. Toujours est-il que quand on a commencé à s’intéresser à mon cas, j’étais par bonheur en stage dans une agence de communication, et donc indisponible. J’ai quand même dû faire mes trois jours, qui ne se résumaient finalement qu’à une seule journée dans une caserne à Blois : pourquoi Blois, mystère, en tout cas ça m’a suffi pour savoir à peu près ce qu’était la condition du cochon dans un élevage. Et puis très vite, on annonça l’abolition de cette corvée : le service n’était plus qu’un vieux souvenir désuet et poussiéreux, et j’étais définitivement sorti de l’auberge.

Mais avec la guerre, rien n’est jamais sûr. Attentats du 11 septembre, conflit en Afghanistan, invasion de l’Irak, Iran et Corée du Nord qui s’excitent sec, terrorismes en tous genres, et maintenant Israël qui pète les plombs et menace de détruire un équilibre géopolitique déjà bien instable : la guerre, elle est à portée de main. On la voit déjà tous les jours dans les journaux, aux quatre coins d’un monde de moins en moins rond, alors c’est peut-être pas idiot de s’attendre à trouver un matin, au détour d’une rue, ou placardé sur les murs de sa station de métro, un ordre de mobilisation générale. Les médias s’enflamment, l’opinion publique se consume, on reçoit son affectation, son équipement, son fusil. Et hop, on est parti pour World War III. Non mais t’imagines ? C’est pas de la science-fiction. Ca peut arriver demain, regarde au Liban, tu crois que les mecs ils s’y attendaient, la veille, à se prendre des bombes sur la gueule le lendemain, et avec la bénédiction des Etats du Grand 8 encore ? Je ne connais certes pas tous les tenants et les aboutissants de cette sombre histoire, et ne tiens pas à déclencher de débat, voire même de polémique, que je ne maîtriserais pas ; je sais qu’il n’y a pas les bons d’une part et les mauvais de l’autre ; ce que m’inspirent les événements actuels, c’est simplement qu’on n’est à l’abri de rien, et en tout cas pas d’une bon obus en pleine tronche.

Alors que les choses soient claires : moi la patrie, la France, l’honneur national, je m’en contre-cogne. Le drapeau bleu-blanc-rouge, ça ne me dérange pas trop de le voir s’agiter sur un terrain de foot, pendant quatre semaines de Coupe du monde, mais en cocarde, cousu sur un treillis, c’est à gerber. Comme les autres. Pardon aux soldats qui, c’est vrai, ont plus un rôle humanitaire que destructeur aujourd’hui – du moins les nôtres... Mais la guerre, pas moyen que j’y participe, ni dans un camp ni dans l’autre, je ne prends pas parti et puis c’est tout. Je me défile, je profile bas. C’est égoïste, c’est lâche sans doute ? Mais j’appartiens pas à la France, moi, ou à aucune communauté, ni de race ni de religion ni de rien. Je suis un déserteur. On ne me forcera pas à tuer et à me faire tuer pour défendre je ne sais quelle concept de liberté. Comptez pas sur moi pour défendre vos idées ou vos frontières : j’ai déjà les miennes et c’est suffisamment dur à gérer comme ça.

mardi, 11 juillet 2006

trente-six (les renardes)

Replaçons les choses dans leur contexte. Je suis donc en Bourgogne, noyé dans un trou sans nom de la campagne dijonnaise, invité à célébrer les noces de S. et C., amis d’amis. Comme souvent lors des mariages, je ne connais pas grand monde, si ce n’est les trois potes avec qui j’ai fait la route, dans une superbe Espace de location, et que j’ai perdus de vue depuis belle lurette. Dommage, parce qu’ils ont les clés et que je n’ai prévu nulle part où dormir. Il est déjà trois heures, peut-être même quatre, et je suis aux tréfonds de l’éthylisme. A peine si j’arrive à mettre un pied devant moi en dansant, et même quand je ferme un œil, je vois double. Pour autant, et bien que les moins résistants soient déjà partis se coucher, la fête bat son plein et il est hors de question d’abandonner la partie sous ces fallacieux prétextes.

Après une valse tout ce qu’il y a de plus chaotique avec une personne de sexe féminin que mon cerveau n’a toujours pas réussi à identifier, j’attrape une coupe de champagne et file prendre un peu l’air. Je m’éloigne de la salle d’un pas mal assuré que je crois pourtant très digne, et vais m’asseoir à une centaine de mètres de là, en contrebas, sur une pelouse fraîche et accueillante. La pesanteur étant ce qu’elle est, je finis par épouser l’horizontale, bras et jambes écartés, le nez vers les étoiles – mais rien de poétique dans cette position. Et c’est alors que j’entends, comme sorti d’un rêve : « ben vous pourriez au moins dire bonsoir ! » Assises juste derrière moi sur un large drap, à trois mètres, deux jeunes femmes d’une trentaine assumée me regardent en riant. Il fait très sombre et je ne les avais absolument pas remarquées, mais comme moi, elles s’étaient éloignées et avaient été attirées par ce coin de jardin assez calme et en retrait. Je me redresse et leur adresse de plates excuses mêlées, emmêlées même, de bonsoirs policés-polissons et de conséquents compliments. En un mot, je bredouille, ce qui les fait rire de plus belle. L’une d’entre elles remarque que l’on s’est déjà vu lors du cocktail, vous êtes graphiste, ah oui c’est vous l’illustratrice ! En fait on s’était rendu compte qu’on a une vague connaissance en commun à Paris, alors ça crée un lien ; même s’il est un peu surfait c’est toujours un bon point de départ. D’autant que c’est quelqu’un qu’on n’aime ni l’un ni l’autre… Et puis, on fait un peu le même genre de métier, sauf qu’elle apparemment ça cartonne, enfin bon, passons. On se rappelle nos prénoms (Sandrine, Julie, Thomas, enchanté), et on trinque à l’air pur – les miss ayant eu la bonne idée de ramener sur place une pleine bouteille de Cliquot.

De bien charmantes compagnies, ces demoiselles… Dire qu’elles étaient belles serait un peu présomptueux, parce qu’et l’alcool et la nuit m’aveuglaient complètement, mais elles semblaient élégantes, du moins. Sandrine, l’illustratrice, portait les cheveux clairs et longs, et une robe sans doute couleur fruit d’été, au décolleté scandaleux. C’était la plus sympa, ma préférée d’office. Son amie Julie, plutôt brune, les cheveux assez courts et joliment ondulés, en robe bustier sombre, jouait la carte de la discrétion et du retrait ; elle ne disait pas grand-chose et semblait accuser le coup de champagne. En plus, même si ce soir toutes deux venaient en célibataires, Julie était à la ville mariée et mère de deux enfants, alors que Sandrine n’avait qu’un vague copain assez lointain dont elle eut vite fait de détourner le sujet. On s’est raconté nos vies pendant… pendant combien de temps, d’ailleurs, je n’en sais rien. On a largement critiqué la mariée et ses deux sœurs, toutes les trois bien moches et bien vulgaires, on a parlé de la vie, des couples, des enfants, en pouffant de rire. C’est fou ce que l’alcool peut produire comme coups de foudre d’amitié…

Au bout d’un moment, la discussion a vraiment dérapé sur des sujets plus scabreux, on s'est mis à parler de cul et de tromperies et de positions dégueulasses, c’était vraiment à qui dirait le plus d’horreurs, et pour le coup, la Julie s’est réveillée et ne s’est pas montrée la plus chaste. Alors quand je suis allé épancher mes cinq litres de champagne sur un buisson à l'écart, les deux terreurs ont absolument tenu à m'accompagner et regarder, ce que je n'ai pu éviter malgré mes refus répétés. Drôle d’expérience, en pleine nuit, sous la lune, que de faire pipi depuis son costume italien, une coupe en cristal à la main, avec une femme de chaque côté qui vous tient le bras et se délecte du spectacle en riant. C’est seulement à ce moment que je me suis demandé comment tout ça allait finir, et s’il faudrait que je couche avec elles, alors que j’en étais bien incapable et que bizarrement je n’en avais pas tellement envie – c’étaient des amies, pour moi -, ou si au contraire elles me quitteraient outrées à la moindre tentative de baiser. On voyait au loin un peu de jour qui pointait ; j’étais ivre, j’avais sommeil. J’ai donc posé la question.

C’aurait pu être direct, je crois. Rares sont les occasions que l’on a de dire bon, on fait quoi, on baise ? à deux filles qu’on ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam quelques heures auparavant. Il faut savoir en profiter. Mais j’avais trop peur de les voir déguerpir, ça m’est déjà arrivé un coup pareil, tout se passait bien et soudain, le mot en trop, l’allusion de travers qu’on regrette aussitôt mais trop tard, la fille a filé. Bref, j’ai simplement demandé « on dort où ? », ça me paraissait le juste milieu entre le correct et l’osé, c’était à peine un peu coquin mais pas non plus trop lourdaud, et surtout ça pouvait être pris sur le ton de la blague : au pire, j’aurais sauvé les meubles en balbutiant un pathétique « mais non, je rigole ». Et alors la Julie, décidément loin de ce que j’imaginais, a tout simplement dégrafé sa robe en riant, « moi je dors ici ». Et de s’allonger sur le drap en petite culotte, les seins à l’air - mais toujours couverts par l’obscurité... On se regarde sans rien dire avec Sandrine, dans un drôle de moment d’incompréhension, puis on s’est approché l’un de l’autre, elle m’a retiré ma veste et ma chemise et j’ai fait de même avec sa robe, en faisant glisser les bretelles le long de ses épaules. Oui, oui, c’était hautement érotique, mais toujours avec le rire en suspend, dans les yeux, sur les lèvres, comme s’il ne fallait rien prendre au sérieux, comme si rien n’était vraiment vrai et que le lendemain tout serait oublié. On s’est retrouvé tous les trois à moitié nus, sur le drap, on s’est bien serré et aussi pour ne pas avoir trop froid ; c’était chaud et c’était bon, j’avais une fille de chaque côté qui se collait contre mon pauvre corps tout imbibé, on s'est un peu roulé et caressé et je pouvais m’endormir heureux.

Quelque trois heures plus tard, la lumière nous a réveillés, et c’était comme une première rencontre puisque je découvrais le visage et le corps de mes deux amies. La maman, débourrée, semblait un peu gênée de sa position du moment et des excès de la veille, elle a attrapé sa robe et se l’est collée contre la poitrine. Sandrine, manifestement moins pudique, s’est tout de même rhabillée assez vite ; dommage, elle avait de très jolies formes. C’était une situation un peu absurde, qu’on a résolu du mieux possible en décidant de descendre au village prendre un petit déjeuner. Julie a vomi vite fait. Puis nous sommes allés prendre un café croissant dans le premier PMU qu’on a trouvé, on n’avait plus grand-chose à se dire, peut-être à cause de la fatigue, de la gueule de bois, peut-être aussi qu’on se plaisait moins dans la vraie vie. On est reparti chacun de son côté, en s’embrassant une dernière fois mais sans même s’échanger les numéros.

De toute cette histoire, j’ai décidé de ne garder que le meilleur, la rencontre irréelle, les discussions impromptues, l’attirance inexpliquée, délivrée de toute notion de physique et d’esthétique ; c’était l’expression du plus pur et du plus simple sentiment de sociabilité, sans considération d’aucune sorte, comme lorsqu’on est petit enfant, pendant l’adolescence aussi, où les amitiés se font et se défont pour un rien. On rencontre un congénère, et, tout comme des petits renardeaux, notre réflexe le plus naturel est d’aller vers lui, de le renifler, de le sentir, de se frotter contre lui et de s’en faire un ami. Je préfère oublier le jour et nos têtes défaites, un peu honteuses, ne pas penser que seul l’alcool a permis cette affection mutuelle, et que la vie normale nous remettra finalement sur les rails plus vite qu’il n’en faut.

lundi, 10 juillet 2006

trente-cinq (les notes fantômes)

« Le problème, c’est qu’il ne t’arrive rien. Tu peux aisément écrire sur le fait que tu souffres de la chaleur, tu noircis des pages et des pages à dire que tu t‘ennuies, tu multiplies les notes où tu exprimes ta propension à tourner en rond. Non pas qu’il y ait vraiment à redire sur la forme, ou que l’ensemble soit totalement dénué de fond, mais tout ça manque tout de même cruellement d’action, de rebondissements, de coups de théâtre ; bref, de la vie de Thomas Mossian, il ne reste guère plus que les opinions – et encore. »

C’est un fait. J’ai commencé ce journal en parlant de mon quotidien, de Karen la Danoise, de mes déboires avec Sidonie, puis de l’ensemble de mes mésaventures féminines, j’ai aussi évoqué mon travail du mieux que j’ai pu. Ca ne se passait pas trop mal ; il se publiait ici pas loin d’une note par jour. Et, très vite, l’oisiveté a repris le dessus de mes activités professionnelles. J’ai retrouvé Constance, que je persiste à appeler maîtresse et qui n’est certes pas encore une compagne officielle, mais qui a pris cependant une place importante dans ma vie, ou, du moins, dans mon emploi du temps. Me voilà donc endossant le statut peu enviable du type casé et quasi-chômeur ; si l’on ajoute à cela que rien ne me dispose à sortir ou à voir du monde en ce moment, on comprendra que ce n’est pas sur ces pages qu’on trouvera beaucoup d’animation.

S’ajoute à cette oisiveté un autre obstacle à la narration : le manque de qualité, tout bêtement. On n’imagine pas le nombre de notes, sous forme de brouillon ou même intégralement écrites, qui encombrent mon ordinateur, mais que je ne publie pas parce qu’elles ne sont plus à mon goût. J’écrème à longueur de journée. J’ai pu raconter par le détail, au cours du seul dernier mois, pas moins de quatre événements d’envergure : près de deux semaines de travail acharné, et pour trois employeurs différents, un week end prolongé en Ardèche, avec une bande de potes bien remontés, et deux mariages en Bourgogne. Ma mission chez Ch***, en pleine Coupe du monde, méritait à elle seule cinq pleines pages, que j’ai remplies mais que personne ne lira, dans leur intégralité tout du moins. J’y décrivais notamment comment j’ai passé cinq jours longs et difficiles, mais entouré par chance d’une myriade de jeunes collègues toutes plus belles et aguichantes les unes que les autres. Extrait :

« D’abord, Alice. Brune, bouclée, petite gueule juvénile, gros seins et gros cul qui mettaient subtilement sa taille de guêpe en valeur. Un déhanché comme j’en ai rarement admiré. Talons, vernis et rouge aux lèvres, une vraie femme d’à peine vingt-trois ans, pourtant. Alice, c’est la stagiaire. Une bombe. Celle-là, j’ai une envie de me l’attraper sans préliminaire sur le bureau le plus proche, et de la punir un peu de son effronterie. Parce qu’évidemment : elle est effrontée. Elle sait qu’elle est belle, qu’elle est bonne, qu’elle est désirable. Elle sait qu’elle plaît et qu’on la regarde ; elle aime et désire qu’on la regarde. On s’est assez mal entendu. Elle n’est malheureusement pas très maligne. (…)

Puis très vite, est apparue Florence. Bon c’est pas le prénom le plus sexy, et d’ailleurs c’est pas non plus la fille la plus sexy. Florence, c’est la chef de service, alors elle a des lunettes effilées et les cheveux tirés en chignon, un peu comme une secrétaire, beaucoup comme une chef. Sympa, souriante, très accessible, pas stressante ; vraiment la chef idéale. Physiquement, elle est fine et grande, presque plus que moi (ce qui est toujours assez gênant), en fait on a la même taille si je me tiens bien droit. Un bon exercice, finalement. Elle a les cheveux blonds ; non, châtains, des yeux noisettes, un tout petit nez dans un parfait triangle, et une peau d’une rare pureté sans une trace de maquillage. Un teint en totale harmonie avec la couleur de ses yeux et de ses cheveux. Une beauté très simple, en somme, tout ce que j’aime. On a beaucoup parlé.

Florence est mariée depuis deux ans, avec un ingénieur : forcément. Son père est Tchèque, ce qui ne m’étonne pas du tout quand je me rappelle les filles de Prague... Du coup, Florence porte son nom tchèque accolé à celui de l’ingénieur, pour qu’on n’oublie pas qu’elle sait boire de la bière aussi blonde que ses joues et qu’elle a une facilité naturelle pour les langues : elle en parle cinq, couramment. Voilà qui m’a toujours fasciné. Comme j’ai très envie de coucher avec elle, je n’ai cessé de lui faire quelques petits compliments très discrets l’air de rien, comme ça, dans la conversation, et quand elle a été bien habituée j’ai fini par lui sortir une grosse vacherie devant tout le monde, qui manifestement l’a vexée plus que de raison. Le bon prétexte pour juger de son attachement, lui présenter par la suite de plates excuses de gentleman et créer de la sorte une véritable complicité adultère. Depuis qu’on est réconcilié, on se parle plus près, et plus bas. Le seul problème avec Florence, c’est son côté plan-plan, vie toute tracée, hautes études, fiançailles, mariage, bientôt les enfants, le chien, le pavillon et les migraines. Ses goûts s’en ressentent, elle qui n’aime que ce qui est normal et accessible, et correspond avec la droite manière dont elle a été éduquée.

Il y a aussi Margot, Marguerite en vrai, avec qui j’avais déjà travaillé la dernière fois, qui fume dix pétards par jour - au boulot de surcroît -, a un corps de rêve mais qui n’est pas très belle, pas très classe ; elle se révèle cependant, jour après jour, d’excellente compagnie. Il y a l’autre Alice, blonde celle-là, et Sophia le petit chat persan, terrible. Et enfin, il y a Jeanne.
(…) »

S’ensuivait une longue tirade au cours de laquelle je m’emballais un peu de trop sur la Jeanne en question, comme ça m’arrive si souvent. Faut dire que je m’en souviendrai, de celle-là… Bon, on peut voir que même au boulot, mes obsessions restent toujours aussi bassement pratiques. Pareil pour les mariages. Parce que soyons francs, pourquoi se rend-on aux mariage des autres ? Pour partager leur joie, célébrer leur union prétendument éternelle, ou pour boire du champagne, manger des petits fours au saumon et rencontrer des filles en jolies robes d’été ? Les premières noces, le mois dernier, n’ont pas vu mes espoirs se réaliser : peu de filles, et surtout beaucoup trop d’alcool. C’est à cette occasion que je me suis battu avec un local et que je me suis pris un retentissant coup de boule :

« Un coup de tête bien placé, juste au-dessus du nez et bien entre les deux globes, ça fait vraiment très mal. Immédiatement la douleur remonte au cerveau, fait pisser les yeux, ankylose les membres. On ne voit plus rien, on ne tient plus sur ses jambes, et putain, on a envie de dire stop, temps mort la baston. Pourtant c’est souvent à ce moment que le pernicieux adversaire en profite pour vous en coller une dernière dans la mâchoire et vous mettre définitivement hors-jeu, voire même K.O. Et c’est bien ce qui m’est arrivé. Allez, ennemi d’un soir, je ne t’en veux pas. C’est moi qui, correctement imbibé, ai déclenché les hostilités en draguant ouvertement et maladroitement ta copine, c’est moi aussi qui ai jeté de l’huile sur le feu, moi encore qui le premier t’ai empoigné pour tenter vainement de t’en coller une ou deux. Ce n’est que justice si tu as répliqué.

Je m’en serai pris, des coups dans la gueule, au cours de mon existence chaotique. J’en aurai donné, aussi. Je dois confesser qu’en plus d’être paresseux, instable, injuste, prétentieux, égocentrique et incapable de la moindre ponctualité, j’ai hérité d’un certain mauvais goût, allez, d’un mauvais goût certain, pour la bagarre. Que voulez-vous, c’est tellement inhérent à mon personnage que c’en était fatal. Le fait de me battre flatte à la fois mon ego et ma virilité, tout en me ramenant à cet état de nature qui m’est si cher.
»

Et hop ! de dérailler sur un laïus bien réac qui prônait ouvertement la baston, arguant de ses joies et même de ses avantages (« La baston, c’est la loi primaire du plus fort, et j’aime ça »). Ridicule, pitoyable, et mal écrit. Bref. On oublie ça et on enchaîne directement sur le week end ardéchois, dont je ne propose aucun extrait parce que si j’ai déjà honte des précédents, celui-là, tout étiré de descriptions panoramiques et de réflexions remâchées sur l’urbanité et la ruralité, n’est tout bonnement pas sortable ; et enfin le mariage d’hier, de nouveau en Bourgogne. De cet épisode, je n’ai écrit que le début d’un compte-rendu qui paraissait, dès les premières lignes, bien trop long et détaillé, alors qu’il n’avait pour but que d’en arriver à ce seul événement important : j’ai dormi avec deux filles. Attention je n’ai pas dit : « couché », mais bien « dormi ». Je m’expliquerai plus avant dans une prochaine note, c’est promis. Sachez pour autant que c’était génial, une des meilleures nuits de toute ma vie.

Voilà. Tout ça pour répondre à mon amie G., celle du Jardin des Plantes, celle que j’embrasse au passage, si elle me lit, que non, je ne fais pas que ruminer en tournant en rond dans mon appartement. Il m’arrive plein d’aventures, en fait, mais si je ne les raconte pas, c’est peut-être que je n’en ai pas le talent. Moi, je suis fait pour ronchonner, avant tout. Ne trouverais-je ma seule véritable qualité d'écriture qu'en râlant, pestant et maugréant ?