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mercredi, 28 mars 2007

cinquante-sept (le fou c'est vous)

Père, mère ; mes parents, faut bien le dire, je les ai jamais franchement portés dans mon coeur. Oh c’est pas tragique hein, moi ça m’est parfaitement égal, enfin s’il s’en trouvait ici ou là pour être apitoyés, ça serait de la peine encore pour rien. Quoi outragés ? quoi révoltés ? Mes amis non plus n’en croient pas leur esgourdes quand je leur sors pareille hérésie, pourtant ça fait pas de moi non plus le dernier des assassins. Un jour j’ai vu, sur la façade d’un kiosque à journaux, la une de « Psychologies » qui titrait : « Est-ce normal de ne pas aimer sa mère ? », ou « Faut-il aimer sa mère », enfin quelque chose dans ce goût-là. Bon c’est sans doute un sale torchon ce magazine qui rend la vulgarisation vulgaire, sans compter que la psychologie comme on nous l’applique aujourd’hui ça me paraît tenir de l’enfilade en règle, hop hop hop, mais ça me donne quand même un minimum de légitimité à m’autoriser ce genre de grande déclaration. D’ailleurs c’est pas que je les détestais mes géniteurs, que j’avais envie d’égorger l’un ou de baiser l’autre jusqu’à ce que vie s’ensuive, rien d’oedipien, de radical comme ça ni même d’un peu violent, seulement j’ai jamais senti de réel attachement quand ils étaient présents, jamais éprouvé de manque quand ils étaient absents. Je m’en foutais, quoi, je les ai toujours trouvés assez stupides ; j’ai toujours trouvé qu’ils m’éduquaient mal, qu’ils m’éduquaient pas du tout — suffit de voir comment je parle aujourd’hui, suffit de voir ce que je fais de la morale la plus élémentaire. Pour exemple de cette éducation moi quand je demande une bonne fois si le Père Noël existe, ce merveilleux, on me conseille et avec le sourire encore, de lui écrire : voilà je serai fixé. Alors quand je reçois sa réponse au bonhomme sans comprendre que c’est la Poste à l’origine de toute cette supercherie malsaine, je manque tout juste d’écrire à Dieu aussi, au Diable, aux dragons et aux licornes, au monstre du Loch Ness et puis on se fout tellement de ma gueule à l’école que je me rentre enfin dans la tête que la vérité ça sort pas forcément de la bouche des parents, que bien souvent c’est même le contraire exactement.

Et pourtant quand mon père nous a annoncés à ma sœur et moi-même (j’avais quelque chose comme huit ans, elle à peu près cinq) qu’il nous quittait la bobonne et nous les mômes pour aller voir ailleurs s’il y était, le veinard, j’ai pas pu m’empêcher je me souviens de m’obliger quand même à faire bonne figure en versant une petite larme. Alors j’ai pleuré comme si j’étais triste, et je l’étais peut-être vraiment qui sait parce qu’en se forçant aux sentiments, j’en ai déjà parlé, on y arrive toujours un peu. C’est vrai quoi depuis tout petits on nous ramollit bien la tête et le reste avec ces histoires de règles établies, d’ordre familial, de modèles de vie ; on a le papa sévère, la maman tendresse, le Père Noël une fois par an et le Bon Dieu une fois par semaine — le dimanche en plus ! —, et tout ce petit monde coloré surtout faut bien l’aimer comme nous l’apprend l’instituteur. Faut bien s’imaginer d’ailleurs que mon père il aurait été tout étonné sans doute qu’on se mette pas à chialer ma sœur et moi de concert ; c’est que lui aussi il est conditionné, y a pas de raison, on lui a toujours répété à lui aussi qu’un père il fait de la peine à ses enfants quand il les quitte. Mais tu parles ! Au fond de lui il s’en foutait bien et il avait pas tort, il allait vivre la grande vie, la liberté le vent dans les cheveux, et moi tout pareil, pour dire la vérité j’ai même très vite compris le soulagement que c’était finalement de plus en avoir qu’un sur deux des parents, vite compris le profit que je pourrais en tirer. Par contre j’ai jamais trop su ce qu’en avait pensé la Bérénice, quoiqu’à mon avis pas grand-chose parce qu’à cet âge-là qu’est-ce qu’on est d’autre qu’un vilain petit singe avec un prénom de reine tragique ? Mais ma mère pour le coup on s’est bien rendu compte que ça lui avait brisé le cœur cette affaire-là et qu’elle s’en remettrait jamais vraiment. Ca on peut le dire, elle s’en est jamais remise vraiment. Le conditionnement, l’habitude, la foi dans les institutions, elle les avait par trop bien intégrés la mater dolorosa. Elle a plus jamais été que triste.

On a bien compris donc très vite que les choses c’est jamais comme on nous les présente, qu’il suffit d’y réfléchir un peu pour pas se laisser submerger par des émotions factices, artificielles, vides de sens. Et malgré tout, cette espèce de positivisme rieur auquel on nous contraint, inculqué dès l’école comme je le disais, et rabâché sans cesse partout dans la vie en général, dans le monde du travail, avec ses amis même, ça devient comme la règle tacite toujours à respecter si on veut pas passer pour la dernière saloperie que la Terre ait porté. C’est déjà suspect de pas vouloir se mettre au couple, à l’amour et au bonheur à la moindre occasion, de répéter haut et fort qu’on aime pas le cinéma, le théâtre, les vacances et les loisirs dans leur ensemble, suspect aussi qu’on se contente allègrement d’un seul morceau de musique passé en boucle pendant des semaines, qu’on préférerait crever dans la minute plutôt que se faire traîner en boîte de nuit, ou passer à la télé, ou que sais-je encore qui ravirait tout un chacun ; alors aller dire qu’on aime pas ses parents, que les enfants c’est toléré chez les autres mais que chez soi vraiment faut même pas y penser, c’est chercher les coups, tisser sa corde, c’est se mettre soi-même au ban de la société. Et quand on commence à mettre en doute tout ce qu’on nous avait raconté sur la vie, quand on en vient à dire aux gens que peut-être ça n’a rien à voir avec le cinéma ou les romans, ni même le journal télévisé, la télé-réalité, le slogan la vie la vraie de chez Auchan, la rubrique « C’est mon histoire » de Elle ; que c’est ni merveilleux la vie, ni épique, ni même tragique, que c’est juste du mou parfaitement dénué de la moindre importance, alors c’est comme s’écrire « dépressif » au marqueur noir sur le front : autant se passer tout de suite l'entonnoir sur la tête et se présenter à l’HP le plus proche. Je suis pas dépressif moi, tout va bien sous le chapeau, pas même pessimiste ni quoi que ce soit il me semble, j’en ai juste rien à branler de cette existence toute faite qu’on m’impose, de ces choix qui sont pas les miens, de ces désirs, de ces envies, de ces sentiments pré-fabriqués, de ce mode de vie que je conchie, et de ces gens que décidément j’ai même pas envie de voir.

Celui qui risque le plus de se flinguer la gueule au final, ou de se mettre à taper le carton subitement dans la foule avec le pétard du grand-père, sans qu'on en sache trop les motifs, on aura bien compris que c’est pas moi, mais bien celui qui accepte tout ce package à la naissance et ne s’en départira jamais tout au long de sa pitoyable existence, celui qui semble heureux avec son chemin tracé, ses goûts dictés par les collègues et la publicité, ses amours de circonstance, de bienséance, ses codes sociaux qui lui semblent tellement évidents. Pas de doute qu’il aime ses parents celui-là, sincèrement d’ailleurs, mais quant à savoir s’il s’est déjà demandé pourquoi, si ça a le moindre début de légitimité, s’il est normal d’aimer ces vieillards décrépits plus bêtes et répugnants encore que ma banquière et tous ses subalternes réunis, mieux vaut ne se pas poser la question... M’étonnerait pas pourtant qu’il ait déjà senti l'honnête homme, en prenant son métro le matin ou le soir en rentrant du bureau, du chantier, de l’usine, un léger vertige dans la tête comme un caillou dans la godasse, quelque chose d’aussi indéfinissable qu’un doute, que l’ombre d’un doute, que l’idée d’un doute. C'est déjà le mauvais sang qui circule : on peut préparer la camisole.

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