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samedi, 24 février 2007

cinquante-six (alba alca)

Au commencement j’ai vu les rochers, la mer et le sable ; j’ai vu le vent sur leur visage, j’ai senti la houle et l’écume au creux de mes yeux. Et le sel aussi partout dans l’air. C’était le bout de la terre, la fin de tout, et même si d’aucuns disent que ça continue derrière en filigrane, en sous-marin, comme un fil invisible, et que ça renaît un beau jour de l’autre côté, plus loin que l’horizon et que mille et mille kilomètres encore, à mon avis rien n’est moins sûr... on essaierait encore de nous bobarder plutôt, en somme, pour changer.... De l’autre côté de quoi d’abord ? Moi je crois bien que ça sentait l’éternité au contraire, le renoncement défait du temps et l’abdication de l’espace, les trois dimensions du monde finalement réduites en une seule, parce qu’on ne réunit pas autant d’éléments, on ne les mêle pas tous dans pareille atone harmonie furieuse dans le but unique d’en mettre plein la vue plein la vie au guignol ridicule qui s’est égaré par ici, par hasard, comme s’il pouvait s’en retourner plus tard d’où il vient, comme si de rien n’était.

Tous avaient l’air bien étonné de se retrouver comme ça sur leur haut promontoire. Ca leur soufflait fort dans la gueule à ces zozos, pour un peu on en aurait vu l’un ou l’autre s’élever subitement de son bout de rocher, arraché à la pesanteur comme un pantin de chiffon, et se perdre dans le gris de la pierre, de la mer et du ciel, devenir gris lui-même, devenir ou redevenir ciel et mer et pierre lui-même. A travers la lumière on voyait voler des oiseaux, mais peu ; dans l’ensemble c’était surtout des bipèdes ébaubis au bord de la falaise, gourds dans la dégaine autant que des pingouins. Les avertir ? Leur crier qu’il faut se reculer, que s’ils tombent c’est fini, que ça recommencera pas de l’autre côté ? Qu’ils sont pas de vrais oiseaux eux ! Mais on ne pouvait pas parler, pas même desserrer les mâchoires, ç’aurait été comme laisser s’engouffrer dans sa bouche un monde en création, du premier au dernier jour, la lumière et la faune et la flore tout avec, ç’aurait été comme avaler un univers en fusion… une éruption de volcan, un magma violent… une étoile lointaine ! Ah non c’est bien le silence auquel on était contraint, mais c’était un dictat ce silence qui semblait si légitime, si évident, ça paraissait tellement naturel de se plier ainsi à la volonté des éléments, qu’on n’aurait pas voulu piper mot de toute façon, que rien que sentir, rien que regarder c’était déjà beaucoup, c’était déjà trop, ça brûlait les yeux, ça rendait presque aveugle toute cette lumière dégénérée, hypnotique, paralytique toute cette folle tempête de vie.

Longtemps après sur le chemin du retour, filant sur la longue langue de terre qui nous ramenait à la maison, on n’a rien dit non plus. Tout engourdis qu'on était, des membres comme des cordes vocales, comme de l’esprit, comme des sensations : on avait trop vu en somme, trop senti ce violent délire de la nature sur nos pauvres corps frêles, dans nos bêtes petites têtes creuses, ça nous avait bien traversé le cœur également ; et si on n’était pas tombés nous, si on ne s’était pas envolés aussi comme les autres pingouins dans le vent du haut de la falaise, on n’en sortait pas indemnes pour autant, mais sonnés, hagards, perdus comme des zombies, comme les survivants d’un massacre. On a déjà, on a encore du mal à se comprendre soi-même, à se comprendre l’un l’autre, alors face au reste de ses congénères c’est vraiment pas la peine d’y penser, pas le moindre début d’espoir de bonne intelligence... Pas d’échange possible, on n’a qu’à se regarder crever bêtement sans rien dire, sans pouvoir se prévenir ni même se souffler un au revoir, sinon c’est le monde en fusion qui nous rentre dans la bouche et vient nous brûler les entrailles, j’ai déjà raconté ça. Mais qui s’en soucie ? Finalement on aurait pu tous les voir disparaître de leur bout de rocher qu’on n’aurait pas été paniqués pour autant, je crois, pas franchement ravis non plus c’est vrai mais voilà, on se serait fait une raison, comme toujours, comme chaque fois.

Le soir même on avait déjà oublié d’ailleurs, dans l’alcool, la couette et le repos. On est redevenus un peu plus loquaces, on a pu recommencer à se réchauffer, les membres ont repris vie. Mais si jamais ne fut évoqué clairement ce qu’on avait vu l’après-midi, même si ça nous était sorti de l’esprit en apparence ce spectacle étrange qu’on sait pas trop s’il était morbide ou plein d’espoir, genèse ou fin du monde, apocalypse ou création, c’est comme si malgré tout c’était resté toujours coincé quelque part dans le rouage de nos idées, comme si ça avait bouleversé notre logique et nos rapports habituels, jusqu’à aujourd’hui. Rien que de l’écrire maintenant cette histoire, à Paris, au chaud et en toute sécurité, ça me met dans une humeur bizarre, changeante, houleuse ; elle veut décidément pas sortir correctement, elle s’acharne à s’accrocher à la caboche, à coller partout là-dedans comme un vieux chewing-gum, à mazouter mes idées mes pensées et le cœur les organes et tous les membres avec, comment ça s’appelle cette sensation ?

02:05 | Lien permanent | Commentaires (57)

samedi, 03 février 2007

cinquante-cinq (increvable)

On a beau avoir mille fois par jour une preuve supplémentaire que toutes ces histoires de dieu ça n’a jamais été que du bobard éhonté, qu’un misérable prétexte pour au mieux s’excuser d’être trop bon, ou trop mauvais, ou trop chanceux ou même malade, ou stupide, ou pas responsable, et au pire se donner bonne conscience quand on s’entretue joyeusement ; on a beau chercher à se flatter l’intelligence en croyant qu’on préside seul à ses destinées, il restera toujours un point qui me fera douter comme une écharde dans mes certitudes : c’est l’instinct de survie. Moi je serais dieu, je n’aurais pas trouvé mieux pour profiter pleinement, béatement, de la jouissance de ma création. Parce qu’en apportant cette assurance absolue, cette garantie éternelle que le jouet est incassable, qu’il sera toujours fiable, fidèle, qu’on sera le seul à pouvoir l’écraser, ou le démonter, ou le faire souffrir lentement, selon son gré, on fait preuve d’une cruauté incomparablement divine... L’instinct de survie, comme ça, sur le papier, c’est plutôt séduisant ; mais il suffit d’y réfléchir un peu pour comprendre que c’est le véritable boulet de l’humanité, de grandes ailes d’albatros qui l’empêtrent dans sa condition consternante. Comme un genre de système nerveux à l’échelle du monde et du temps : et moi personnellement, si je pouvais éviter d’avoir mal quand je me coupe, je me raserais plus souvent.

Ca faisait plusieurs semaines que je sentais la dépression tapie pas très loin dans un coin de mon esprit, prête à bondir sur les convictions, sur les envies, les désirs, les projets que je me force à cultiver, plusieurs semaines que je voyais son ombre se mêler à la mienne, régler ses pas sur les miens. J’en avais déjà le goût amer quelque part en mes papilles. Et parfois déjà mon cœur s’emballait, semblant pomper au plus vite un flux délétère arrivé là par surprise. Mon rire a jauni peu à peu, sans que je ne m’en rende compte avant qu’on me le reproche ; j’étais paraît-il devenu désagréable, froid et sec. Et mou : c’est que ma libido m’abandonnait également. Une certaine Pauline, dont j’ai déjà parlé, ne comprenait pas qu’on puisse la délaisser… Qu’on ne désire, qu’on n’accepte plus que sa présence moite et rassurante la nuit contre son corps, comme pour se sentir encore un peu aimé alors que pour sa part on n’aime plus, qu’on n’a jamais aimé. Comme pour entretenir l’illusion qu’on n’est pas tout à fait seul emmitouflé dans sa vie... Aussi je n’ai pratiquement pas travaillé de tout le mois de janvier : mais cette paresse est un luxe que je ne peux certainement pas me permettre en ce moment, comme me l’a mal aimablement fait remarquer ma chère banquière l’autre jour. « Quelles sont vos prochaines rentrées d’argent ? — Aucune, quelle question ! J’ai décidé, Madame, de ne plus jamais travailler. Vous devez savoir comme c’est dur de vivre alors qu’on n’aime personne. Vous pouvez imaginer la difficulté que c’est alors de se lever le matin, de se coucher le soir, et de construire entre temps, sans l’aide de quiconque, un semblant de vie normale, toute étayée de projets et d’ambitions personnels – unipersonnels -, toute forcée de compréhension, d’acceptation, d’imitation des autres, et pourtant toujours pleine à déborder d’une hypocrisie, d’un dégoût bien involontaire. J’ai décidé de ne plus jamais rien faire… d’épuiser mes ressources sans en assurer le renouvellement… de ne plus mettre le nez en dehors de chez moi, de ne plus voir mes amis, de ne plus faire l’amour, jamais ! parce que même les plaisirs de l’alcôve ne m’intéressent plus, ne me touchent plus, et que toute cette comédie en est vraiment venue à me désespérer. Finalement je me laisse mourir ; au revoir, Madame. »

Un bien beau discours que je lui aurais tenu, à la banquière. Mais c’était compter sans mon système nerveux, sans mon instinct de survie. Parce qu’au lieu de ça, au lieu de lui couper le sifflet en la renvoyant à son statut minable de connasse derrière un bureau, et en lui faisant cruellement sentir toute l’inertie, toute la vacuité de mon existence, de son existence et même de toute forme d’existence, au lieu de ça j’ai bégayé trois mots d’excuses et d’explications absolument pitoyables... J’ai dit oui, non, j’ai dit rien. J’ai poussé l’humiliation jusqu’à lui mailer, histoire de la rassurer, mes dernières facturations en souffrance, tout en la remerciant pour sa « compréhension ». Un vieux puant de camembert oublié ne se serait pas mieux étalé. C’était la grande braderie de l’honneur, du respect de soi, de l’amour-propre, tout doit disparaître… c’était vendre son âme comme on vend son corps ! J’avais plus qu’à aboyer, en somme. Tout ça pour la survie de l’espèce, c’est quand même pas croyable ! Moi ce que j’aurais voulu à ce moment-là c’est que s’abatte sur mon dos une bonne vieille dépression des familles, histoire de couler bien loin au fond dans la misère et dans la peine, de crouler sous le poids insupportable de tout ce vide, histoire encore de me saouler généreusement de tout ce qui déglingue dans le monde et dans ma tête, de m’y abandonner, de m’y enterrer ; et là, tout enivré de malheur, de passé, de déçu, de mourir ou de revivre !

Tu parles.

Moi je serais dieu, pour profiter pleinement, béatement, de la jouissance de ma création, je la ferais souffrir exactement de la même manière, subtilement, cyniquement, en lui interdisant les sentiments extrêmes, les passions, les explosions de bonheurs ou de peine ; je lui refuserais certes l’amour, mais le désespoir aussi, et la laisserais ainsi flotter éternellement entre deux eaux nauséabondes. Oh parfois je lui offrirais bien à ma créature quelque raison de se réjouir, je lui montrerais ce qu’elle ne pourrait obtenir, afin de la faire saliver comme un chien de Pavlov, de la voir se démener et se débattre, essayer de s’extirper du piège de sa condition ridicule, de sa bouillasse infecte, pour toucher au sublime. Et puis à d’autres moments je lui ferais croire qu’il est si malheureux mon pantin, que sa souffrance est si vive, si insupportable, que seul un bon coup de revolver en plein caisson pourra le soulager ; je lui chargerais l’arme, lui mettrais entre les mains, et au moment fatal je retiendrais son coup : « il y a une femme qui t’aime, quelque part, près de toi ! Il y a le bonheur à portée de main ! », et toutes ces conneries de balivernes ; et ainsi de suite… De petits hauts en petits bas, il finira par comprendre, mon golem, à quel point c’est dur d’être juste médiocre.

Alors ? Alors je me suis rappelé au bon souvenir de mes contacts professionnels, remis au travail pour combler mon découvert, et à mon journal pour saigner un peu toute cette sale histoire. Parce que sans trop savoir ce qui nous pousse à avancer, on continue toujours, quoi qu'il arrive, à suivre son chemin, cahin, caha, mécaniquement, en suivant je ne sais quel instinct animal, poussé vers le sublime et repoussé par le boueux. Je m’en sors indemne, comme d’habitude, pas grandi mais pas blessé non plus, rien. On ne déplore qu’une seule victime : une petite Lilloise qui s’appelait Pauline.

03:25 | Lien permanent | Commentaires (31)